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Abasourdis, les guerriers virent Anéa crisper les mains sur sa poitrine. Du sang coula entre ses doigts, tandis qu’un gémissement de douleur s’échappait de ses lèvres. Puis elle s’écroula sur les genoux. Ils n’avaient pas eu le temps de réagir : tout avait été trop vite. Le visage défiguré d’Ashertari les avait figés sur place. La Géante poussa un hurlement de triomphe qui leur glaça le sang dans les veines.
Depuis que la muraille de feu avait englouti son armée, une seule pensée avait dominé son esprit : survivre assez longtemps pour tuer cette sœur, cette rivale qu’elle aimait et qu’elle haïssait plus que tout, une femme qu’elle aurait voulu posséder, faire sienne, à laquelle elle aurait voulu se fondre corps et âme. Cette obsession s’était muée peu à peu en une folie dévastatrice qui lui avait dévoré la raison. Elle lui avait donné la force de détourner d’elle le flot incandescent. Mais une lame de feu l’avait touchée malgré tout, lui brûlant la chair et la peau ; la beauté qui avait été la sienne n’était plus qu’un souvenir.
Elle avait profité de la nuit pour rejoindre le lieu où Anéa et ses guerriers avaient trouvé refuge. Dissimulée derrière un voile psychique protecteur, indécelable, elle avait gravi, au prix de mille douleurs, l’escarpement rocheux. Puis elle avait attendu le moment propice. Elle savait qu’Anéa reviendrait. El elle l’avait frappée, profitant de son désarroi.
Elle avait vaincu. Anéa était à genoux devant elle, à ses pieds, le visage tordu par la souffrance. Pourtant, au moment de porter le coup de grâce, elle eut un moment d’hésitation. Une hésitation qui lui fut fatale. En elle, la haine et l’amour se livraient un combat acharné.
Elle s’aperçut trop tard que les guerriers avaient repris leurs esprits. Des épées, des dagues avaient surgi dans leurs mains. Elle leur fit face et concentra sa puissance mentale.
Alors se manifesta un phénomène incompréhensible. Habités par une haine proche de la folie, ils se ruèrent sur elle. Elle voulut riposter en projetant sur eux une onde destructrice. Pourtant celle-ci n’eut aucun effet sur eux. L’énergie psychique dégagée par leurs sentiments poussés au paroxysme formait une barrière infranchissable contre laquelle elle ne pouvait lutter. La peur s’empara d’elle. Un premier coup, porté par Targhos, l’atteignit au ventre. Puis ce fut la curée. Des lames s’enfoncèrent dans ses cuisses, ses bras, sa poitrine. Elle trouva la force de reculer, jusqu’au bord du précipice. Elle aurait voulu hurler sa hargne, mais aucun son ne sortait de sa gorge. Un dernier coup de Targhos l’atteignit à la tempe et elle bascula dans l’abîme, au fond duquel coulait un torrent de boue né de l’explosion du volcan, et gonflé par les pluies diluviennes tombées pendant la nuit.
Les guerriers, leur cœur tendu à l’extrême par la fureur qui les habitait tous, virent le corps de la Géante tourbillonner, s’écraser contre un rocher, puis basculer dans les eaux furieuses où il disparut, emporté par un courant violent. Ils demeurèrent un instant abasourdis. Puis Targhos revint vers Anéa. Un filet de sang coulait des lèvres de la jeune femme. Il lui souleva la tête avec précaution, et constata qu’elle vivait encore. Il faillit hurler de joie.
— Nous l’avons tuée, Princesse. Elle est morte.
Anéa ouvrit les yeux, acquiesça d’un battement de cils, puis sombra dans l’inconscience.
Un bruit léger éveilla l’attention des guerriers : au loin vers le sud se profilait la silhouette racée de l’aéroglisseur. Quelques instants plus tard, il se posait sur l’escarpement rocheux. Astyan bondit hors de l’appareil et les rejoignit. Lorsqu’il vit le corps de sa compagne, il serra les dents pour ne pas céder aux larmes qui lui brûlaient les yeux. Ses compagnons, Kronos, Rhéa et Athor, l’entourèrent ; il se tourna vers eux et déclara d’une voix déterminée :
— Elle doit vivre ! Elle porte un nouvel enfant.
Alors les trois Titans et le Géant s’agenouillèrent autour d’Anéa et concentrèrent leurs esprits.
La jeune femme resta plusieurs jours entre la vie et la mort. Parce qu’elle était intransportable, on l’avait installée sous la tente de campagne. Les quatre demi-dieux ne la quittèrent pas un seul instant. À l’extérieur, les guerriers avaient refusé d’abandonner les lieux. Malgré les trombes d’eau qui ne cessèrent de tomber pendant quatre jours, nombre d’entre eux passaient la journée à genoux, suppliant le Soleil, la Lune, la déesse-mère, Gaïa, d’accorder la vie à leur princesse. Sur les joues mangées de barbe, les larmes se mêlaient à l’eau du ciel.
La lame d’Ashertari avait atteint une artère. Tout être humain mortel eût succombé en quelques minutes ; un Titan lui-même n’aurait pu survivre sans assistance. Mais les flots d’énergie et d’amour que ses compagnons déversaient en elle permirent à Anéa de Lutter. L’hémorragie s’arrêta, contenue par la volonté de ses frères. Puis les tissus vitaux se reformèrent, lentement, sûrement. La formidable vitalité des demi-dieux fit le reste.
Un jour, alors qu’une foule innombrable venue de Poséidonia avait rejoint le promontoire, attendant patiemment dans le silence, un ouragan violent chassa les cohortes de nuages sombres qui pesaient sur la plaine volcanique. Et la lumière de Raâ dissipa les ténèbres, tandis qu’une chaleur nouvelle baignait la foule recueillie. Chancelante, soutenue par Astyan, Anéa sortit de la tente. Autour d’elle se trouvaient Kronos et Rhéa, Athor et le fidèle Targhos. Alors une formidable clameur monta de toutes les poitrines, qui réveilla les échos des montagnes.
Six mois plus tard Anéa donnait le jour à un enfant magnifique, que l’on baptisa Horus, conformément à la vision qu’elle avait eue.